La guerre contre le cash se précise de plus en plus, et c’est en Inde que vient de s’en jouer le dernier acte : le 9 novembre dernier, le Premier Ministre Narendra Modi annonce à la télévision la démonétisation à effet immédiat des billets de 500 et 1000 roupies. L’argumentaire n’est pas sans rappeler celui que l’on entend régulièrement pour justifier la disparition du cash : lutte contre la criminalité, la corruption et le terrorisme, développement des moyens de paiement électroniques, lutte contre l’économie souterraine… Outre le chaos dans lequel s’enfonce l’économie indienne, cet épisode doit également nous rappeler quels sont les enjeux lorsque l’on parle de peut-être supprimer le cash demain sous nos latitudes.
Une mesure prise au mépris de ses conséquences
L’objectif avoué de Modi était de couper l’herbe sous le pied de tous ceux qui conservent et utilisent du cash d’une façon que le pouvoir juge déplaisante. Si la mesure avait fuitée, les criminels, terroristes et autres mafieux auraient pu s’en protéger en changeant leurs billets pour des coupures plus petites, ou bien en investissant leurs réserves de cash dans d’autres types de biens : immobilier, devises étrangères, actions, or, Bitcoin etc. Il serait injuste de critiquer les banques et le gouvernement pour leur impréparation à gérer la situation : imprimer en masse des billets de 100 roupies, modifier les distributeurs de billets, tout cela aurait inévitablement attiré l’attention, ce qui in fine aurait enlevé toute efficacité à la mesure.
Admettons donc qu’il était nécessaire d’agir brutalement et sans préparation, que les queues de plusieurs heures devant les banques pour échanger les billets démonétisés et la désorganisation de l’économie indienne que l’on observe depuis deux semaines sont un mal nécessaire. Si cela permet d’éliminer la corruption, le terrorisme et l’économie souterraine, ce n’est qu’un mauvais moment à passer, n’est-ce pas ?
Maintenant, la réalité : les coupures de 500 et 1000 roupies représentent environ 86% des roupies en circulation. Il ne s’agit donc pas de supprimer quelques grosses coupures uniquement utilisées par des mafieux louches, mais bien les billets les plus courants en circulation, largement utilisés par toutes les couches de la population indienne. Imaginez que M. Pas-de-bol annonce ce soir à la télévision que dès demain les billets de 20€ et de 50€ redeviennent des bouts de papier sans valeur : c’est ce que viennent de vivre un milliard d’Indiens. Sauf que contrairement aux Français, une proportion significative d’entre-eux, notamment dans les zones rurales, n’ont pas de comptes en banque, voire pas de papier d’identité. Même parmi les Indiens qui ont un compte en banque, 43% d’entre-eux n’ont effectué aucune opération, ni dépôt ni retrait, l’année dernière. Autant dire que pour une majorité écrasante de la population, payer par carte bancaire, sans parler de moyens de paiement plus “modernes” sur smartphone, relève de l’utopie.
Que se passe-t-il donc quand vous retirez 86% du cash dans une économie où 78% des transactions se font en cash ? Vous obtenez des centaines de millions de personnes qui font la queue devant une agence bancaire au lieu de travailler, souvent pour repartir les mains vides car ils n’ont pas compris la procédure, n’ont pas de pièce d’identité, ou tout simplement que la banque n’a plus de billets à leur donner, et des petits commerces qui ferment ou qui ont recours au troc.
Modi a d’abord demandé “quelques jours” de patience aux Indiens pour régler ces menus problèmes, puis “deux à trois semaines”, et parle aujourd’hui “d’une cinquantaine de jours” pour qu’un nombre suffisant de billets soit mis en circulation. Ces errements dans la communication du pouvoir semblent révéler une sous-estimation dramatique de l’ampleur de la tâche à accomplir.
La guerre contre le cash, une guerre contre le petit épargnant ?
La décision prise par Modi est exceptionnelle par son ampleur et sa violence, mais qui sont ceux qui en souffriront le plus ? Les mafieux, les terroristes et les politiciens corrompus officiellement visés, ou bien le petit épargnant ? Il faudra attendre que l’agitation retombe pour répondre précisément à cette question, toutefois il est à craindre que les principales victimes seront encore une fois les plus pauvres.
Laissons d’abord de côté la lutte contre la corruption et l’évasion fiscale : la mesure impacte tous les citoyens honnêtes, riches et pauvres, urbains et ruraux, mais qui à le plus à perdre ?
Pour pouvoir échanger ses billets, il est nécessaire :
- de se rendre en personne à une banque ou un bureau de poste
- d’avoir un compte en banque, ou à défaut une pièce d’identité pour en ouvrir un
- d’avoir du temps à perdre
Pour un Indien issu de la classe moyenne d’une grande ville, déjà bancarisé, qui peut prouver qu’il est déjà taxé et qui ne dépend pas du cash pour sa survie de tous les jours, le plus contraignant est donc de perdre une journée de travail pour échanger tous les billets démonétisés en sa possession. Il s’agit d’une contrainte, mais rien qui ne menace fondamentalement son existence.
Pour un Indien vivant dans une zone rurale où l’agence bancaire la plus proche se trouve à des kilomètres, qui n’a pas de compte en banque, pas de n° fiscal et a fortiori pas de reçu d’impôt, et qui dépend absolument du cash pour sa survie, et qui en plus prend le risque d’être lourdement taxé si le montant de ses économies est supérieur à 250 000 roupies, soit 3 700$ environ, on est au-delà du léger désagrément.
Quant aux cibles officielles de Modi, on verra bien le nombre de politiciens corrompus et de criminels dont l’arrestation pourra être mise au compte de cette mesure, mais je parie dès maintenant qu’à part quelques cas sur-médiatisés, les gros poissons ont largement les moyens de passer à travers les mailles du filet. Aux niveaux inférieurs, je parie également que l’effet sur la morale publique sera négatif, car on constate déjà que de nombreuses personnes se proposent comme “changeurs” de billets, soit que les propriétaires légitimes n’aient pas plusieurs journées à perdre à faire la queue, soit que le total des billets à changer dépasse 250 000 roupies, contre une commission non négligeable bien sûr. Ainsi, dans un retournement typique des meilleures pages de l’étatisme, une des premières conséquence d’une mesure conçue pour lutter contre l’économie souterraine est de créer une nouvelle activité souterraine, improductive par excellence et qui s’exerce au détriment des gens honnêtes qui ont réussi à épargner.
Il semble que le but plus ou moins inavoué de Modi ait été de faire rentrer de force 100% des Indiens dans le système bancaire et fiscal. Je ne suis pas assez connaisseur de l’Inde pour connaître précisément les raisons qui font de l’Inde un pays sous bancarisé, mais on peut raisonnablement supposer que mettre un pistolet sur la tempe d’un milliard de personnes, dont une majorité d’individus très pauvres, pour les faire rentrer dans le système bancaire dont il se passait jusqu’à aujourd’hui est une solution éthiquement lamentable, politiquement suicidaire et sans doute économiquement inefficace.
Bitcoin dans tout ça ?
Lors de la Merkle Conference du mois dernier, Andreas Antonopoulos a rappelé que Bitcoin n’a rien à apporter aux gens qui vivent dans un pays avec une économie et une monnaie stable, qui ont un compte en banque et plusieurs cartes bancaires, mais que ses avantages sont au contraire très clairs pour quelqu’un qui vit dans un environnement monétaire instable, soumis à l’arbitraire du pouvoir et sans système bancaire. Les événements en Inde semble confirmer cette vision : la semaine dernière, un bitcoin s’échangeait contre 60 000 roupies, soit plus de 880$, sur la plate-forme indienne Unocoin. 20% de premium par rapport au cours en dollar.
Certes nous pouvons considérer que ce qui arrive aujourd’hui en Inde est impensable dans un pays occidental, mais est-ce bien prudent ? Nombreux sont les appels à en finir avec le cash, et ceux qui défendent ce type de politiques peuvent aujourd’hui se prévaloir du soutien d’économistes médiatiquement crédibles comme Kenneth Rogoff, qui vient de publier un livre intitulé The Curse of Cash. Deux motivations principales : les banques centrales, dont les stimuli monétaires de ces dernières années se sont révélés prodigieusement inefficaces, espèrent pouvoir explorer le territoire des taux d’intérêts négatifs, ce monde étrange où le temps a une valeur négative. Et surtout, les gouvernements de plus en plus affamés du pognon des contribuables, qui y voit une superbe occasion de contrôler la totalité des transactions au sein du troupeau et de tester sa résistance à la pression taxatoire.
Au risque de rappeler des évidences, des hommes libres ont vocation à commercer librement entre eux et à jouir librement du fruit de leur travail. Ils peuvent utiliser une partie de ces ressources pour financer une défense commune, ce que l’on appelle communément un État. Si ce dernier impose son contrôle sur la façon dont vous utilisez le fruit de votre travail, et décide arbitrairement de la part qu’il compte garder à son profit, j’ai une mauvaise nouvelle : vous n’êtes plus un homme libre, vous êtes un esclave. Ce que l’Inde doit nous rappeler à tous, c’est que nous vivons dans un système dans lequel l’État a le pouvoir de détruire arbitrairement la valeur de la monnaie que nous utilisons tous les jours, ou dit autrement de réduire à néant la valeur de notre travail passé et de nous empêcher de jouir de ses fruits. Modi l’a fait par démonétisation, d’autres le feront par d’autres moyens comme l’inflation.
Moloch a faim, et n’hésitera pas une seule seconde à dévorer ses propres enfants. Et quand il trouvera Bitcoin sur son chemin, il le combattra, et perdra à tous les coups, mais en faisant combien de victimes ?